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Dans lequel Elric et Werther combattent côte à côte contre des forces presque insurmontables
Elric avait l’impression d’entendre une musique lointaine et ardente, excitante, tandis qu’il parait et rendait les coups des monstres aviens. Ce devait être une illusion à mettre sur le compte de la folie meurtrière. Sang et plumes recouvraient le véhicule. Il assista à l’enlèvement de celle qui portait le nom de Christia, qui lâchait de grands cris. L’évêque Castle avait disparu. Gaf était invisible. Ils n’étaient plus que trois à lutter côte à côte. Ce qui déconcertait Elric, c’est que Werther et le duc de Queens avaient des épées absolument identiques à Stormbringer. Peut-être s’agissait-il des légendaires sœurs de l’Épée Noire, censées résider dans le Chaos.
Il était bien forcé d’admettre qu’il éprouvait un sentiment de camaraderie envers ces deux individus, qui étaient plus braves que bien d’autres en se défendant contre des monstres aussi terribles et incroyables… lesquelles étaient peut-être des créations de leur cru s’étant retournées contre eux.
Ayant capturé dame Christia, les oiseaux repartirent en direction de leurs propres appareils.
— Il faut la secourir ! s’écria Werther tandis que les vaisseaux volants commençaient à battre en retraite. Vite ! À leur poursuite !
— Ne serait-il pas préférable d’aller chercher des renforts ? demanda Elric, vraiment très impressionné par le courage de ce Seigneur du Chaos.
— Pas le temps ! s’écria le duc de Queens. À leur poursuite !
Werther ordonna à son véhicule :
— Suis ces vaisseaux !
L’appareil ne bougea pas.
— Il est sous le coup d’un enchantement, annonça Werther. Nous sommes coincés ! Ah, je l’aimais tant !
Les soupçons revinrent chatouiller Elric. Werther n’avait manifesté aucun signe d’affection envers cette femme.
— Vous l’aimiez ?
— De loin, expliqua Werther. Duc de Queens, que pouvons-nous faire ? Ces perroquets la rançonneront sauvagement et mettront à mal les objets de sa vertu !
— Les infâmes poltrons ! gronda l’énorme duc.
Elric ne comprenait pas grand-chose à ce dialogue. Il se rendit alors compte qu’il entendait encore la musique stimulante. Il regarda au sol. Sur une sorte d’estrade au beau milieu de l’étrange paysage était assemblé un groupe important de musiciens. Ils continuaient de jouer, ne s’intéressant apparemment pas à ce qui se passait au-dessus de leurs têtes. Ce monde était vraiment dominé par le Chaos.
Leur vaisseau commença à tomber lentement vers l’orchestre. Il fit une embardée. Elric lâcha un halètement et s’accrocha au rebord quand ils heurtèrent le sol mou avant de s’arrêter brutalement.
Le duc de Queens, apparemment joyeux, grimpait déjà par-dessus bord.
— Là ! Nous pourrons les suivre grâce à ces montures.
Entravé près de l’estrade se trouvait un troupeau de créatures ressemblant vaguement à des chevaux, mais dotées de toutes sortes de couleurs éblouissantes et métalliques, avec des cornes et des crêtes osseuses sur le dos. Les selles et rênes de fabrication étrangère révélaient qu’il s’agissait d’animaux domestiques appartenant sans nul doute aux musiciens.
— Ils attendraient de nous quelque contrepartie, assurément, dit Elric tandis qu’ils couraient en direction de ces chevaux.
— Ah, c’est vrai !
Werther plongea la main dans une bourse à sa ceinture et en tira une poignée de joyaux. Il les lança nonchalamment en direction des musiciens et grimpa sur la selle de la bête la plus proche. Elric et le duc de Queens suivirent son exemple. Werther, avec un grand cri, partit alors dans la direction où avaient disparu les monstres aviens.
Le paysage de ce monde du Chaos changeait rapidement au fur et à mesure qu’ils avançaient. Ils traversèrent au galop des forêts d’arbres cristallins, des champs de fleurs étincelantes, bondirent par-dessus des cours d’eau de la couleur du sang et de la consistance du mercure, et leurs montures inépuisables conservaient un pas infaillible. Ils franchirent des nuages de gaz bouillonnant qui les faisaient pleurer, traversèrent pluies, neiges et chaleurs intolérables, franchirent des lacs peu profonds dans lesquels des poissons aux formes bizarres se tortillaient et suffoquaient, et ils finirent par apercevoir une chaîne de montagnes.
— Là ! souffla Werther en tendant son épée runique. Leur repaire ! Oh, les maudits ! Comment pourrons-nous escalader une muraille aussi lisse ?
Il était vrai que, de leur base jusqu’à une centaine de pieds de hauteur, les falaises s’élevaient brutalement avant de présenter un aspect déchiqueté, tels les chicots des mendiants de Nadsokor. Elles étaient d’obsidienne pourpre et noirâtre, lisse au point de refléter le visage des trois aventuriers qui les fixaient avec désespoir.
Ce fut Elric qui repéra les marches taillées dans la face de la paroi.
— Voilà qui nous permettra d’atteindre au moins une certaine hauteur.
— Ce pourrait être un piège, dit le duc de Queens.
Lui aussi semblait se délecter de l’occasion qui se présentait de pouvoir agir. Bien que ce fût un Seigneur du Chaos, il y avait en lui un côté qui amenait Elric à réagir comme s’il s’agissait d’un esprit frère.
— Qu’ils nous prennent au piège, répondit laconiquement Elric. Nous avons nos épées.
Avec un rire sauvage, Werther de Goethe fut le premier à descendre de selle et courir en direction des marches, bondissant dessus comme s’il avait le pouvoir de voler. Elric et le duc de Queens le suivirent plus lentement.
Leurs pieds glissant dans les espaces étroits inadaptés aux pieds des mortels, toujours conscients de l’à-pic vertigineux à leur gauche, les trois hommes arrivèrent enfin en haut de la falaise et purent s’accrocher aux roches acérées pour contempler, de l’autre côté d’une plaine, un château démentiel qui s’élevait devant eux dans les nuages.
— Leur forteresse, annonça Werther.
— Que sont ces créatures ? demanda Elric. Pourquoi vous attaquent-elles ? Pourquoi ont-elles capturé dame Christia ?
— Ils nourrissent envers nous une haine immuable, expliqua le duc de Queens en jetant un regard interrogateur à Werther, qui ajouta :
— Ce monde était leur avant d’être nôtre.
— Et avant d’être leur il appartenait aux Yargtroon.
— Les Yargtroon ? fit Elric en fronçant les sourcils.
— Ils avaient dépossédé les Kias, le peuple-chèvre, buveur de sang et dépourvu de corps, expliqua Werther. Lesquels, à leur tour, avaient détruit… ou cru détruire… les Grash-Tu-Xem, une race de Grands Anciens plus vieille que celle de tous les Grands Anciens en dehors des Grands Anciens Aînés de l’Antique Thriss.
— Plus vieille encore que le Chaos ? demanda Elric.
— Oh, bien plus, répondit Werther.
— Elle s’est presque totalement écroulée, tant elle était vieille, ajouta le duc de Queens.
Elric était abasourdi.
— Thriss ?
— Le Chaos, si vous préférez.
Elric laissa un mince sourire jouer sur ses lèvres.
— Vous vous moquez encore de moi, monseigneur. Le pouvoir du Chaos est le plus grand qui soit, égalé seulement par le pouvoir de la Loi.
— Oh, certainement, acquiesça le duc de Queens.
Elric redevint soupçonneux.
— Jouez-vous avec moi, monseigneur ?
— Eh bien… naturellement, nous nous efforçons de plaire à nos invités…
Werther l’interrompit.
— Ce sinistre édifice que vous voyez là abrite celle que j’aime. Quelque part à l’intérieur de ses murs elle se trouve incarcérée, tandis que l’accablent les goules et la menacent les diables.
— Les monstres-oiseaux… ? commença Elric.
— Chimères, dit le duc de Queens. Vous n’avez vu que l’une des formes qu’ils adoptent.
Cela, Elric le comprit.
— Aha !
— Mais comment pourrons-nous entrer ? fit Werther comme s’il se parlait à lui-même.
— Nous devrons attendre la tombée de la nuit, dit Elric. Et pénétrer en profitant des ténèbres.
— La tombée de la nuit ?
Le visage de Werther s’illumina. Ils se trouvèrent soudain dans le noir.
Quelque part, le duc de Queens perdit pied et tomba en étouffant un juron.